Ajouté le 4 juin 2020
Un halo lumineux caresse mon corps rugueux et dense révélant les imperfections, traces des visites reçues au fil des ans.
Derrière la surface à l’apparence lisse et morne, seul un œil attentif remarquera les innombrables défauts. Bien sûr, parfois, je fais peau neuve - je ne décide jamais du moment – alors pour un temps les marques du passé disparaissent, englouties comme tant d’autres strates de mes vies passées.
Reste les failles, comme celle par laquelle s’engouffre en ce moment la langue flamboyante qui vient réchauffer mon âme. Entailles visibles toujours plus nombreuses, preuves que je suis avant tout multitude, patchwork bitumeux de blocs rapiécés dont l’unité tient du miracle, à l’image de ceux qui foulent ma surface chaque jour.
Ceux-là aussi ont fait peau neuve. Quelque chose d’inouï est à l’œuvre ou plutôt quelque chose d’ancien qui rejaillit, quelque chose que j’ai connu il y a fort longtemps et que j’avais presque oublié.
Il faut dire que jusqu’ici on me parcourait avec empressement, sans prendre le temps de me saluer, dans un flux de vrombissements sonores et nauséabonds, agrémentés de trompettes agressives.
Mais le calme est revenu. Fini les cris et les infâmes cuivres dès l’aube. Le silence n’est plus là pour ponctuer le bruit - il a repris ses droits - et les notes qui l’accompagnent sont divines : volutes ailées et printanières, cascades enfantines de joie. Cette mélodie est aussi façonnée de mots. Jusque-là ils se faisaient pauvres et rares, on les jetait par dessus bord et la plupart rebondissaient à ma surface avec mon cuir pour seul écho. Dorénavant, les mots s’offrent et s’entrelacent : j’en découvre à chaque instant, en même temps que les histoires qu’ils racontent.
Chaque jour est une symphonie et c’est avec une impatience tout neuve que je guette l’aurore.
Les jours ensoleillés surtout concentrent mon attente car en plus de cette douce mélodie, j’ai alors droit à un flot de caresses inédites. Terminé les pas pressés, désormais on flâne et on s’égare sur ma peau, on prend le temps de me parcourir, on s’attarde dans mes recoins. Je sens de petites mains s’égarer sur ma robe, des balles au rebond agile, des museaux humides, des roues de toutes tailles et de toutes formes qui vont et viennent sans fumée ni vacarme, parfois même une paire de fesses voire un corps tout entier qui a chaud.
J’ignorais que mes résidents étaient si nombreux et divers. Il faut dire qu’ils restaient toujours tapis dans leurs tanières ou bien occupés au loin, ne faisant que passer, ignorant ma veille carcasse. Les voilà qui de nouveau m’habitent. J’ai maintenant leur attention. Mon corps n’était pour eux qu’un vulgaire médium qu’on utilise sans soin. Désormais on s’active, pinceaux et outils en main, pour orner mes abords et c’est volontiers que je laisse la verdure conquérir de nouveaux territoires, elle aussi a droit à la fête. Je n’étais qu’un pont délabré à force d’être piétiné, une zone de transit dont personne ne se préoccupait. Désormais je suis un lieu de rencontre.
Je suis une destination.
Faites que cela ne s’arrête jamais.
Une rue en temps de confinement
Alix Vargam
Inspiré de Jour 6 de la galerie de la galerie La Croisée des chemins
"J'ai choisi cette photographie car j'ai aimé son côté direct, contrasté et faussement simple. J'ai imaginé que le but était d'attirer notre regard à nos pieds, sur le bitume de la rue que nous foulons chaque jour sans y prêter attention et je me suis demandée ce que cette rue aurait à dire en cette période si particulière."