Ajouté le 13 mai 2020
Une frange qui tombe sur les yeux, un pull rayé et un col qui remonte jusqu'à mon cou. Cette fermeture éclair qui me pince la peau chaque fois que je la remonte trop vite. Trop vite pour ma peau, pas assez pour mon corps tout entier. Ce pincement et cette rougeur sous mon menton qui me rappellent que ce n'est pas un rêve. Une douleur furtive qui chasse les douleurs primitives. L'impression de voir la vie en négatif, comme ceux que maman laissait au début des albums photos de famille. Les négatifs qu'on scrutait pour retrouver le bon et la bonne photo à aller faire développer et agrandir pour accrocher au dessus du fauteuil. Ce fauteuil gris, marron, à la couleur impossible à écrire, aux accoudoirs usés et limés par le temps, par nos bras, par mes bras, par ses bras. Ce fauteuil où tant de fois je l'ai vu s'asseoir de façon négligée, les jambes écartés, comme si le poids du monde était sur lui, entre ses jambes, sur ses genoux. Ses genoux qui me portaient comme on porte une enfant qui n'est pas la nôtre mais qu'on touche comme si elle était notre poupée. Une poupée de porcelaine aux yeux vides, aux cheveux rêches et cette frange qui tombe sur les yeux. Encore. Une poupée qui sourit. De moi sûrement. L'une de nous est vivante et pourtant pas capable de se défendre, pas capable de désobéissance, pas capable de fuite, pas capable de tout dire. Elle peut rire. Elle est en chiffon, moi de chair et d'os et pourtant c'est moi qui subis comme une loque, un pantin, une chose. Cette poupée me snobe depuis le haut de l'armoire. Je la déteste. C'est moi. Le pull rayé en moins. Elle a le bon goût de porter une jolie robe rouge et un gilet assorti. Pas de fermeture éclair pour la pincer. Elle, personne ne l'a touché.
Et de nouveau les souvenirs, ces éclairs qui s'invitent dans ma tête. Le souffle court et toujours cette vision en négatif. Comme si les couleurs étaient effacées. Comme si la vie avait décidé de se barrer de cette chambre, de ce couloir, de cette salle de bain, de cette machine à laver coincée dans un coin. Une vision en négatif qui ne laisse passer que les contrastes de ses traits. Les poils de son visage, les rides qui se forment et se déforment autour de ses yeux qui me regardent et me transpercent. Ses sourcils qui se froncent quand il sait que je vais dire non et mon corps qui bouge pour lui obéir alors qu’il veut fuir.
Et cette décision, 20 ans après. Cette décision de faire passer le négatif en couleur. De développer ma mémoire. De développer les images de ce qui s’est passé. De passer dans le clair tout l’obscur de ces journées en enfer. La décision de ne plus être une poupée. La décision de laisser la lumière brûler les négatifs. Tuer la négativité. Basculer dans le positif.
Constance Ecluse
Inspiré de la photo La Décision de la galerie La Citadelle des ondes