Ajouté le 27 avr. 2020
Je suis amoureux
Cela m’est tombé dessus par hasard. Dans un cahier de brouillon à grands carreaux, je me suis retrouvé à côté d’elle. Mon regard a plongé dans ses grands mots. Elle m’a sourit. Elle m’a dit qu’elle me trouvait beau.
Tout à coup, sous un coup de gomme, l’auteur m’a effacé pour me replacer ici sur cette page du cahier de brouillon. Mais pourquoi as- t-il fait ça ? Je suis fou et malheureux maintenant. Je suis fou d’elle et je suis malheureux de ne plus pouvoir l’admirer. Je ne peux pas exister ainsi.
Alors que l’auteur travaille dans des pages éloignées, je m’arrache des lignes qui me tiennent prisonnier. Je pars la retrouver.
Je me glisse vers les interlignes inférieures. Il y a là une kyrielle de mots. Beaucoup me regardent. Etonnés de ma liberté. Ici ils décrivent l’environnement dans lequel évolue l’héroïne de l’auteur. Une dame âgée de 75 ans qui habite Le Cheylard dans « les Boutières » ardéchoises. Son mari est décédé il y a quelques années. Aujourd’hui, prisonnière de ses choix antérieurs de femme au foyer, elle se sent fatiguée.
Je suis donc au début de la narration. Je sais vers quel sens me diriger.
Un Syntagme, bien habillé, m’interpelle :
— Qu’est- ce que tu fais là ?
— Je suis amoureux.
— Ah ! Tu as de la chance. Et où est celle que tu aimes ?
— Je suis à sa recherche. L’auteur m’avait placé juste à côté d’elle. Puis, je ne sais pas pourquoi, il m’a déplacé pour me déposer un peu plus haut dans cette page.
— Tu n’as pas peur que l’auteur remarque ton absence ?
— Il est affairé à écrire d’autres pages. J’ai remarqué qu’il laisse des mots notés dans les marges. D’autres mots sont à peine griffonnés, voire rayés. S’il revient en arrière il pensera peut-être m’avoir oublié.
— Je connais l’auteur, d’un manuscrit précédent, il aime la fantaisie. Fais attention à toi. Je te souhaite de la retrouver.
Je me dirige côté tranche de la feuille en bousculant quelques ponctuations. Je quitte la réglure du recto pour basculer au verso. A peine suis-je passé de l’autre côté que je tombe nez à nez avec une Anaphore, bien proportionnée.
— Tiens un palindrome ! Qu’est- ce que tu fais là ?
Je reprends l’explication donnée au Syntagme. Que je suis amoureux. Que l’auteur m’a effacé pour me replacer dans une autre page de son histoire, que …
— Ah l’auteur ! Dit l’Anaphore. Regarde cette page. Il y a des taches ici, des gribouillages par là. Regarde ! La hauteur des jambages n’est pas respectée. L’auteur est un homme. C’est certain ! Je te donne un conseil. Si tu veux retrouver celle que tu aimes, tu dois suivre le fil de la narration.
J’ai donc suivi son conseil.
Dans cette page les mots racontent les maux de Perle. C’est son prénom. Avec son mari, ils ont formé un couple très uni. Lui, il a travaillé à l’usine toute sa vie. Elle, elle a été mère au foyer toute sa vie. Les quatre enfants du couple ont bien rempli son existence. Perle habite Le Cheylard depuis toujours. Elle n’est jamais partie en vacances ou alors il y a longtemps. Quand elle a eu vingt ans, elle est partie au bord de La Méditerranée, chez une tante. Aujourd’hui, Perle se sent fatiguée. Pourtant, l’envie lui prend de vouloir voyager.
Mais que diront ses enfants ? Et ses petits-enfants ? Jamais ils ne comprendront qu’elle souhaite partir, seule. À 75 ans, elle veut réaliser un désir qu’elle partageait avec Raymond, son mari : aller voir l’Atlantique, aller voir l’océan.
Je parcours l’histoire du haut en bas de la feuille mais pas de trace de mon amour. Je tourne la page avec beaucoup d’espoir. Une Anagramme contorsionniste semble faire le guet. Je m’approche pour lui parler. Sans rien laisser paraitre elle m’écoute puis elle sourit.
— Comment est-elle ? Celle que tu aimes ? Je l’ai peut-être croisé. L’auteur est un plaisantin. Il aime bouger les lignes.
— Oh ! Si tu l’as croisé, tu l’as certainement remarqué. Elle est tellement belle. C’est une Epanadiplose.
— Une Epanadiplose dis-tu ? J’ai croisé quelque chose « en plose » trois pages plus loin.
Mon cœur se met à battre à une vitesse incroyable. Une immense vague de joie m’envahit.
— Trois pages plus loin. Es-tu sûr ?
— Oui ! Va-y ! Dépêche- toi ! Mais attention, méfies toi de l’Analepse. Elle pourrait te renvoyer au début du récit. Et si tu veux aller vite, il faut aller dans le sens de l’histoire.
Dans les pages qui suivent les mots narrent les interrogations et les hésitations de Perle. Les échanges avec son amie Thérèse. Surtout ne rien évoquer devant les enfants. Ils ne comprendraient pas.
Thérèse arrive à la convaincre de franchir le pas. On y parle de ses premières recherches sur les modalités d’un si long voyage.
Je cours entre les lignes, les interlignes, les accents. Je saute dans la marge pour éviter la cohue des mots. Je grimpe sur la tranche des feuilles pour me laisser glisser de l’autre côté. J’arrive enfin à la page évoquée par l’Anagramme. Il y a bien « quelque chose en plose » mais c’est une Anadiplose.
L’Anagramme s’est trompée.
Les vues sur la mer accrochées dans la maison ne suffisent plus. Perle veut voir la mer de ses yeux. Elle organise son départ. Prendre le bus jusqu’à Valence puis le train de Valence à Nîmes. Arrivé à Nîmes prendre le train jusqu’à la gare de Bordeaux St- Jean. Enfin une dernière étape jusqu’à Lacanau-océan.
Est-ce qu’elle peut y arriver se demande- t-elle ? Le bus jusqu’à Valence, je connais. Je l’ai déjà fait mais après. Ce voyage est insensé. Sans compter l’argent dépensé pour l’hôtel. Elle regarde la photo de Raymond posée sur la commode. Perle est décidée.
Thérèse s’occupera d’expliquer et de rassurer les enfants.
— Je te prête ma petite valise à roulettes, lui dit-elle.
Pendant le voyage Perle coupera son téléphone. Elle veut être seule en pensée avec son mari. Elle téléphonera à son arrivée. Perle écrit quelques mots d’explication à ses enfants.
Un Oxymore s’approche de moi.
— Bonjour. Qui es-tu ? Et pourquoi tu pleures ?
Je sèche mes larmes.
— Je suis un palindrome. J’ai rencontré l’amour dans un page du manuscrit mais je ne sais pas pourquoi l’auteur m’a effacé pour me replacer dans un coin, au début de l’histoire. Depuis j’essaye de retrouver celle que j’aime.
L’Oxymore observe attentivement les lettres qui me composent.
— Je peux comprendre l’auteur. Certains mots sont trop porteurs d’illusion, trop porteurs d’espoir. Il y a des utopies auxquelles certains lecteurs refusent d’adhérer.
— Je ne comprends pas.
— Ce n’est pas grave. L’auteur a déposé il n’y a pas si longtemps un rappel de note en bas de cette page. Embarque dans l’Astérisque qui lui est lié. Tu avanceras bien plus vite. Et je connais l’auteur d’un précédent ouvrage : il écrit en dilettante.
Est-ce que je peux me fier à lui ? L’Oxymore est tellement contradictoire. Je décide de lui faire confiance.
Grâce à l’Astérisque je traverse le manuscrit à grande vitesse. Quand je descends de ce train, je me retrouve en pleine lumière, en danger, face à l’auteur.
Perle est dans le train qui la conduit vers Bordeaux. Elle se sent lasse mais heureuse. Très lasse mais très heureuse. Précieusement elle sort de son portefeuille une feuille pliée en quatre. La feuille est usée. C’est un poème de Raymond. Un poème qu’il a écrit pour elle il y a de nombreuses années. En route vers l’océan, elle relit les quelques vers.
L’auteur me regarde intensément, l’air étonné. Il saisit sa gomme. Me regarde à nouveau. Je repense aux paroles de l’Oxymore : » Il y a des utopies auxquelles certains lecteurs refusent d’adhérer. » L’auteur pose sa gomme, il me murmure : « Rêver » Il me regarde, me déchiffre et murmure à nouveau « Rêver ».
Perle roule vers l’Atlantique. Elle est très lasse. Ce qu’elle désire maintenant c’est dormir. Dormir jusqu’à l’Atlantique, en pensée avec Raymond. Elle serre le poème contre elle. Elle s’endort sur le chemin vers l’océan.
Je sais maintenant où se cache mon Epanadiplose. Dans le poème que tient Perle dans ses mains. Je regarde Perle, je regarde le poème. L’auteur est hésitant. Il me regarde, il regarde Perle et il regarde le poème. Il regarde la feuille blanche, il regarde à nouveau le poème qui roule vers l’océan. Il prend alors son crayon et pose à mes côtés : Aimer, c’est une douceur car rien n’est plus doux que de t’aimer.
Sur la plage de Lacanau, des oiseaux sont bercés par le vent. Pour la première fois, Perle y admire l’océan.
Richardd
Inspiré des photographies de la galerie Au fil de...